Les instincts des connaisseurs d’art allemands

Jan Fleischhauer
@janfleischhauer

Je m’étonne depuis tout à l’heure que l’on montre les paysages de Caspar David Friedrich sans avertissement. Plus je regarde ses tableaux, plus je ressens l’envie que nous reprenions la Silésie.

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Prenons l’exemple le plus simple et le plus courant. Que l’on imagine les natures non artistiques et faiblement artistiques harnachées et armées par l’histoire monumentale des artistes : contre qui vont-elles maintenant tourner leurs armes ? Contre leurs ennemis héréditaires, les esprits artistiques forts, c’est-à-dire contre ceux qui seuls sont capables d’apprendre véritablement de cette histoire, c’est-à-dire de l’appliquer à la vie, et de transformer ce qu’ils ont appris en une pratique accrue.

C’est à ceux-là que l’on détourne le chemin ; c’est à ceux-là que l’on obscurcit l’air, lorsqu’on danse idolâtriquement et avec une juste assiduité autour d’un monument à moitié compris de quelque grand passé, comme si l’on voulait dire : « Voyez, c’est là l’art vrai et réel : que vous importent ceux qui deviennent et qui veulent ! » Apparemment, cet essaim dansant possède même le privilège du « bon goût » : car le créateur a toujours été désavantagé par rapport à celui qui se contente de regarder et ne met pas lui-même la main à la pâte ; de même que, de tout temps, l’arroseur politique a été plus sage, plus juste et plus réfléchi que l’homme d’État qui gouverne.

Mais si l’on veut même transposer dans le domaine de l’art l’usage des votes populaires et des majorités de chiffres et contraindre l’artiste à se défendre lui-même, pour ainsi dire, devant le forum des non-esthètes, on peut prêter serment à l’avance qu’il sera condamné : non pas bien que, mais précisément parce que ses juges ont solennellement proclamé le canon de l’art monumental (c’est-à-dire, selon l’explication donnée, de l’art qui, de tout temps, a « fait de l’effet ») : alors que pour tout art non encore monumental, parce que présent, leur manque, premièrement, le besoin, deuxièmement, la pure inclination, troisièmement, précisément, cette auctorialité de l’histoire.

En revanche, leur instinct leur révèle que l’art peut être tué par l’art : le monumental ne doit absolument pas réapparaître, et c’est justement ce qui a l’auctorialité du monumental du passé qui leur est utile. C’est ainsi que sont les connaisseurs d’art, parce qu’ils veulent éliminer l’art en général ; c’est ainsi qu’ils se comportent en médecins, alors qu’au fond, ils veulent faire de l’empoisonnement ; c’est ainsi qu’ils forment leur langue et leur goût, afin d’expliquer par leur gâtisme pourquoi ils refusent si obstinément tout ce qui leur est offert comme nourriture artistique nourrissante.

Car ils ne veulent pas que le grand surgisse : leur moyen est de dire « voyez, le grand est déjà là ». En réalité, ce grand qui est déjà là ne les concerne pas plus que ce qui est en train de naître : leur vie en témoigne. L’histoire monumentale est le vêtement-masque sous lequel leur haine des puissants et des grands de leur temps se fait passer pour une admiration saturée des puissants et des grands des temps passés, dans lequel, déguisés, ils inversent le sens propre de cette manière de considérer l’histoire en son contraire ; qu’ils le sachent clairement ou non, ils agissent en tout cas comme si leur devise était : que les morts enterrent les vivants.
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Friedrich Nietzsche
1874

Traduit avec DeepL.com (version gratuite)