L’art remplit en outre la tâche de conserver, de redonner un peu de couleur à des représentations éteintes et fanées ; en accomplissant cette tâche, il tisse un lien entre différentes époques et fait revenir leurs esprits. Certes, ce n’est qu’un semblant de vie, comme au-dessus des tombes, qui naît ainsi, ou comme le retour en rêve de morts bien-aimés ; mais, au moins pour un instant, l’ancienne sensation s’éveille encore une fois et le cœur bat selon une mesure autrement oubliée. Or, en raison de cette utilité générale de l’art, il faut tenir compte de l’artiste lui-même, s’il ne se trouve pas aux premiers rangs des Lumières et de la virilisation progressive de l’humanité : il est resté toute sa vie un enfant ou un jeune homme et a été retenu au point de vue où il a été envahi par son instinct artistique ; or, les sentiments des premières étapes de la vie sont, il faut le reconnaître, plus proches de ceux des époques antérieures que de ceux du siècle actuel. Involontairement, il se donne pour tâche d’enlaidir l’humanité ; c’est là sa gloire et sa limite.
Friedrich Nietzsche
L’humain, le trop humain
Quatrième partie principale. De l’âme des artistes et des écrivains